Bernie : » je leur ai dit d’aller se faire enculer »
Extrait du texte publié dans Marianne :
Alors que la crise fait rage, qu’est devenue la musique contestataire qui, il y a vingt ans, remuait les consciences, remplissait les salles et enrichissait, par la même occasion, les majors ? « Marianne » essaie de répondre à cette question lors d’un entretien avec Bernie Bonvoisin, chanteur de Trust et éternel énervé.
Où est passée la musique engagée ? Depuis dix ans, elle est aux abonnés absents. En pleine crise, un paradoxe, qu’incarne bien Bernie Bonvoisin, dernier combattant du rock engagé. Trente ans après la première « mort » de Trust, le chanteur perd encore son sang froid et se met en colère. Le temps d’une chanson ou d’une explication. Car, au contraire de la musique et de la politique, le gamin de Nanterre a bien vieilli. A 58 ans, il saute encore sur sa chaise plutôt que d’y rester sagement assis. Preuve qu’il est (presque) toujours aussi « antisocial ».
Marianne : Les gens vous reconnaissent encore dans la rue ?
Bernie Bonvoisin : Ça m’arrive, oui. Pourquoi vous dites « encore » ? Moi je suis dans la vie, je ne vis pas dans une tour, je fais mes propres courses, je parle aux gens, quand on me dit bonjour je réponds. Je suis en prise directe avec la vie.
C’est pour ça que votre musique est politiquement engagée ?
Oui, tout ce que je traverse me bouleverse. Tout ce que je fais a un fond politique. Tout n’est pas politique, mais moi je vis dans un monde, dans une société, je vois des choses autour de moi et je ne comprends pas comment on peut ne pas être touché par ce qui se passe ou par ce que l’on voit. Quand je vois des dizaines de mecs qui dorment dans des encadrements de boutiques, ça me casse les couilles ! J’ai un très bon train de vie, je suis heureux, je vis bien mais ça me casse les couilles ! Et en tant qu’artiste, j’ai le privilège d’avoir par moment des espaces pour exprimer mon truc. Je le fais parce que c’est important. C’est une nécessité. C’est pas parce que le monde est comme ça qu’il faut l’accepter et s’y plier.
Mais la musique doit-elle être politiquement engagée ?
Le rock est à la musique ce qu’est le théâtre à l’art d’expression, c’est quelque chose qui à la base est fait en révolte, en réaction contre un truc. Quand je monte sur scène, c’est pour vous ouvrir le front. Les deux ne sont pas incompatibles : on peut « envoyer » en terme de son et aussi avoir un cerveau entre les deux oreilles. Le rock, ça pas nécessairement des histoires de gonzesses et des mecs qui sont tristes parce qu’on les a largués. On me dit souvent que je suis un chanteur engagé. Je réponds non, je ne suis pas un chanteur engagé. Ce qui serait intéressant, ce serait plutôt de demander à ceux qui ne sont pas engagés pourquoi ils ne le sont pas. On pose la question dans le mauvais sens.
Mais alors pourquoi la musique contestataire politiquement engagée a-t-elle, apparemment, disparu ? Le contexte s’y prête pourtant particulièrement…
On a basculé dans un nouveau monde, dans des choses consommables, des produits. Ce qui était important avant, c’était ce qu’on était ; aujourd’hui c’est ce qu’on a. Peu importe ce que tu fais, on s’en bat les couilles mais faut que ce soit rentable. On est tombé dans la culture du néant, dans la néantissitude, dans les machines à rien, les gens qu’ont rien à vendre. « Star » d’un coup, c’est devenu une insulte. A partir du moment où les majors se sont mises à la botte des médias, ça a changé un rapport de force, on est rentré dans une autre vista du truc. Aujourd’hui, ce qui compte c’est d’être connu, de faire de l’oseille. S’impliquer dans les choses, c’est prendre des risques, de vendre moins de DVD, moins de CD…
La musique politique a pourtant fait vendre dans les années 1980 et 1990…
Mais bien sûr ! Mais aujourd’hui les gens s’en battent les couilles, ce qui les préoccupe c’est leur gueule. Tout ce qui est au-delà de leur nombril, ça ne les intéresse pas. On est dans un pays où on percute sur les choses que quand on se les prend dans la bouche. A côté de ça, on fait croire aux gens que tout est possible avec un ordinateur. On leur vend un bien-être, on leur dit que le bonheur c’est ça. « Tiens, mec ! T’as un iPhone, t’as un iPad, t’as un iMesCouilles ? C’est ça le bonheur, regarde les autres, tout le monde en a un, putain, t’en as pas un ? Mais qu’est-ce que tu fais ? » Et on achète la paix sociale comme ça… Moi, j’ai un téléphone qui marche au silex, qui sert à téléphoner. Et je veux pas recevoir mes mails sur mon téléphone, ça me casse les couilles ! Alors d’accord ça a un côté fabuleux mais il y a toujours une part d’ombre dans les choses…
Vous ne croyez pas qu’il y a quand même une jeunesse demandeuse de musique politisée aujourd’hui ?
Je ne sais pas… Nous, quand on a débarqué sous Giscard, c’était une France à la trique, ça rigolait pas. Il y avait le SAC (le Service d’action civique, ndlr), c’était une époque très très chaude. Mais on y est allé quand même quoi. Aujourd’hui, les jeunes qui font de la musique, ils choisissent de faire une carrière donc ils sont lisses, ils sont propres, ça déborde pas. Nous, on avait un cliché en tête : c’était sexe, drogue et rock’n’roll. Et on l’a appliqué comme une méthode. Aujourd’hui, on demande aux « artistes » de se tenir à carreau parce que si ça marche, c’est beaucoup d’argent. Faut fermer sa bouche, prendre son oseille et voilà. Et surtout, il y a de moins en moins d’artistes et de plus en plus de produits. La problématique, elle est là. On est dans un monde où il faut faire des morceaux de 3 min 30 sinon on ne vous passe pas à la radio ou pas en entier. Pour moi c’est non, va te faire enculer, le morceau il est comme ça, pas autrement. Et puis les jeunes, ils écoutent quoi ? Maître Gims ? C’est à dire des gens qui sont incapables de construire une phrase, d’aligner trois mots ! C’est aussi quelque chose de culturel : en tant qu’ado, j’ai grandi dans une queue de comète où il y avait du lourd : le Che, les luttes à l’étranger, j’ai grandi à côté de la fac de Nanterre, les mecs avaient une conscience politique. Aujourd’hui, être engagé, j’ai la sensation que c’est comme avoir une maladie ou quelque chose de sale…
Du coup, quand vous voyez le chanteur Raphaël grimper sur la statue de Jeanne d’Arc, la tripoter et expliquer que c’est de la politique, vous en pensez quoi ?
(Consterné…) Rien… Bon… elle risque pas de le mordre hein ! Putain, il fait des trucs de fou lui ! C’est un fou ce mec là (il se marre). C’est comme ces mecs qui sont aux Restos du cœur et qui demandent à des Rmistes d’acheter leurs albums pour que ces mêmes Rmistes puissent manger quoi… Je trouve ça honteux. J’ai eu la possibilité de les rejoindre mais je leur ai dit d’aller se faire enculer. J’ai eu la chance de côtoyer Coluche et franchement il a dû se retourner plus d’une fois dans sa tombe.
D’un autre côté, vous critiquez les majors mais Trust c’était produit par Epic Records donc Sony…
Oui, mais c’est de la « subversivité » ça. C’est important de savoir comment le système marche et s’en servir. C’est clair que si vous avez une campagne de promo au cul payée par les majors, c’est un avantage. Nous, on a utilisé le système mais sans contrepartie. Quand on était chez CBS-Epic on vendait 70 000 albums par jour, on était la troisième force de vente derrière Iglesias et Police pour l’Europe. On valait de l’oseille mais de la grosse caillasse quoi ! Ces gens là nous aidaient dans le montage de nos tournées partout en Europe. C’est important de se donner les moyens de ça. Nous, on se servait de la major pour ça.
Mais alors pourquoi ne pas revenir et remplir un Parc des Princes ?
Ce n’est vraiment pas ce qu’on veut faire. Les zéniths on les a déjà fait en long, en large et en travers ! Nous on veut repartir d’en bas. Ce qui est important aujourd’hui, c’est d’aller là où plus personne ne va. Les artistes majors ne viennent pas dans ces endroits là. Il y a un circuit aujourd’hui, dans des villes de grande importance, où on a installé des salles pour ça, mais on s’aperçoit qu’à 200 bornes de ces endroits là, il y a aussi des salles et des gens autour. Avec le Kollectif AK-47, mon nouveau groupe, on a joué sous un préau d’école en Savoie, 3 000 mecs étaient là. Il y avait autant de monde dehors que dedans. Si les gens viennent à nous, c’est aussi bien d’avoir la démarche inverse et d’aller vers eux. C’est un retour aux sources, il n’y a pas de raison de ne jouer qu’à Paris, Lyon ou Marseille.
Vous trouvez la société trop sécuritaire aujourd’hui ?
Ah bah ouais, tout est dangereux, tout est nocif. On ne peut plus fumer, on ne peut plus rouler vite. Il faut attacher sa ceinture, il faut pas dire ça, pas écouter ça, on ne prend plus aucun risque. On meurt de toute façon hein, donc autant goûter le plus possible. La première chose qui a été claire pour nous à l’époque, c’était ça : le faire d’une manière extrême. On voulait des filles ? On avait des filles. On voulait de la came ? On avait de la came. Au début, on répétait à Argenteuil dans une petite salle pourrave, on fumait un shit davantage fait avec de la terre et du pneu qu’autre chose. C’est anormal de faire ce qu’on faisait. Mais c’est pour ça qu’on le faisait. Franchement, j’ai été pissé dans des endroits où peu de gens vont… Je souhaite à tout le monde de s’égarer. C’est important de s’égarer. C’est important de goûter. On ne sait jamais, on va peut-être aimer ça ?
A l’époque, en marge des concerts ça pouvait être assez violent, non ?
Ouais, on a eu des embrouilles avec le SAC, j’ai été menacé de mort par Honneur de la police, les gens qui ont assassiné Pierre Goldman. On était dans des trucs sérieux… Il y avait beaucoup de réseaux parallèles. C’était chan-mé, les mouvements d’extrême droite qui venaient… L’extrême droite disait qu’on portait le drapeau rouge et l’extrême gauche disait qu’on portait le drapeau noir.
Et aujourd’hui, plutôt noir ou plutôt rouge ?
Plutôt du côté de ceux qui en chient.
Vous croyez que la société française a besoin d’exploser ?
Je ne pense pas que l’explosion soit un besoin en soi. Mais en même temps le fait que les gens acceptent ce qu’ils subissent révèle quelque chose. Dans la génération de 1968, je ne sais pas si les gens ont encaissé la moitié de ce que les gens encaissent aujourd’hui. Pourtant, à l’époque, à la CGT il y avait 500 000 adhérents. Aujourd’hui, s’ils sont 10 000 dehors, ils sont au taquet les mecs. Il n‘y a plus de militantisme, plus d’engagement, les gens ne croient plus en rien à part leur bien-être, leur confort. Il me semble qu’il y avait, auparavant, quelque chose de commun, tourné vers les autres, qui a totalement volé en éclats. Alors il faudrait peut-être que les choses implosent à un moment donné pour revenir à quelque chose de plus contemplatif, parce qu’aujourd’hui on ne prend plus le temps. C’est essentiel de prendre le temps.
Ce serait plus dur aujourd’hui pour un groupe comme le vôtre de démarrer ?
Je ne sais pas… Nous on est tombé dans un mouvement, le mouvement punk, dans un espace vierge où les majors prenaient le temps de « développer » les artistes. On pouvait faire un ou deux albums sans que ce soit un succès commercial et en faire un troisième malgré tout, développer des carrières. Aujourd’hui, vous arrivez, vous avez un mois pour installer votre titre, sinon tu dégages.
Si demain un petit groupe de jeunes réclame votre aide pour monter son groupe de rock engagé, vous les aiderez ?
Mais on l’a fait ! Skip the use, qui cartonne aujourd’hui, ils ont ouvert un paquet de concerts à nous. Même s’ils ont quand même dérivé d’une étrange manière… Au départ, leur truc c’était chan-mé, mais après on a vu que le plus important c’était d’aller au Grand Journal… Si le but de ta vie c’est de finir ton cul posé chez Michel Drucker, bon bah tant pis, chacun sa forme de misère…
Source : Marianne